Je ne lui ai pas dit …

Elle est arrivée il y a 6 semaines ; j’appréhendais un peu ce séjour parce que nous sommes très différentes et nous avons beaucoup de mal á communiquer elle et moi ; entre nous deux, tout n’est souvent que conflit. Elle est restée 6 semaines, nous avons ri (énormement), nous avons pleuré (quelques fois), nous nous sommes pris la tête (beaucoup) et nous avons bu (avec modération). Elle m’a gavée… de petits plats. Ces 6 semaines sont passées à la vitesse de la lumière.

Je viens de lui dire au revoir pour la énième fois de ma vie mais cet au revoir a un goût de déjà-vu. Il m’a fait penser aux adieux que nous nous sommes faits alors que je n’étais qu’une enfant ; elle partait loin et je ne savais pas à quel moment j’allais la revoir. A l’époque, mon être tout entier souhaitait qu’elle reste mais je n’ai rien dit. J’ai mis sous silence mes inquiétudes et mes angoisses d’enfant car je savais que son départ était nécessaire et inévitable. Je n’avais que dix ans mais il n’y a vraiment pas d’âge pour comprendre ces choses-là. Ce départ portait quelque chose de bien plus important que le petit être frêle que j’étais à l’époque. Son départ portait l’espoir ; celui d’une vie meilleure pour elle, pour nous. La vie étant ce qu’elle est, tout ne s’est pas vraiment passé comme prévu. Nous avons souffert, de ce départ précipité et nous ne nous sommes jamais vraiment retrouvées. Il nous aura fallu plus d’une décennie pour (re)vivre sur le même continent elle et moi.

Les années sont passées et nous n’en avons jamais parlé. Nous avons tout passé sous silence. Le manque, l’absence, la solitude, les difficultés, la colère et la peur de l’abandon que ce départ a créé chez moi ; nous n’avons jamais abordé ces sujets parce qu’on ne verbalise pas ces choses-là chez nous. Elles n’existent pas dans notre réalité parce que nous avons des problèmes plus sérieux comme la sorcellerie ; alors on se tait parce qu’on espère que le silence les fera disparaitre pour de bon. Elles ne se volatilisent pas, bien au contraire, mais il faut grandir et s’adapter parce que dans l’inconscient collectif être vulnérable et le reconnaitre n’aide pas à avancer et à faire face aux vicissitudes de la vie. J’ai donc grandi; c’était ma responsabilité, mon devoir d’aînée ; évoluer et montrer le bon exemple à ceux qui suivent. Afin de mûrir, j’ai bâti une forteresse et j’y ai enfermé l’enfant que j’étais pour qu’elle ne me détourne pas de mes objectifs avec ses états d’âmes si dérisoires. Je l’ai emprisonnée elle et sa sensibilité niaise pour la remplacer par un être étrange qui ne communique pas et ne verbalise presque jamais ce qu’il ressent ; un automate qui avance et qui fait ce qu’il faut pour faire face aux vicissitudes de la vie quoi qu’il arrive. D’aucuns disent que j’ai du caractère, que je suis forte, que je n’appelle jamais à l’aide parce que je suis capable de tout gérer seule. Il n’en est rien ; je fais juste face ; c’est devenu un monstrueux automatisme.

J’aurais aimé lui dire que je sais qu’elle culpabilise d’être partie et que je ne lui en veux pas le moins du monde. J’aurais aimé lui dire que j’ai mesuré l’intensité de la peine que je lui ai causée en choisissant de ne pas la rejoindre et lui demander pardon. Mais je n’ai rien dit parce qu’on ne dit pas ces choses-là chez nous…

Je suis tue et je me suis nourrie de sa présence, tout simplement. J’ai profité de chaque instant parce que ça faisait 4 ans que j’attendais sa visite, mais aussi et surtout parce que j’en avais besoin. J’ai pris les bons comme les mauvais moments et je les ai gravés au fond de moi. Un peu comme si je cherchais à combler ce vide laissé il y a plus de vingt ans. J’ai préféré vivre ces six semaines en toute légèreté, redevenir, l’espace d’un instant l’enfant insouciante que j’étais jadis; profiter de l’instant plutôt que de remuer ce passé douloureux qui m’a façonnée et qui ne changera pas de toute façon. J’ai passé sous silence les peines, les peurs, les angoisses, les inquiétudes, la colère mais aussi l’affection, l’admiration et la tendresse.

Hier c’était son dernier jour ici, je l’ai raccompagnée à l’aéroport, sur le trajet nous avons parlé des vertus du gingembre ; c’était nécessaire d’aborder ce sujet important ; on ne parle pas assez du rôle que joue le gingembre dans notre alimentation quotidienne…

Parler du gingembre était capital pour ne pas pleurer, car nous ne savons pas à quel moment nous allons nous revoir. Nous nous sommes dit au revoir de la manière la plus désinvolte possible. Elle s’est dirigée d’un pas assuré vers la porte d’embarquement avant de faire brusquement demi-tour. Elle est revenue vers moi et m’a serrée longuement dans ses bras comme si elle avait peur que je lui échappe à nouveau, avant de repartir sans un mot.

J’ai laissé ma mère partir sans lui dire que je l’aime ; je ne lui ai jamais vraiment dit  et elle non plus. De toute manière, on ne dit pas ces choses-là chez nous ; on laisse la douceur de nos actes les murmurer tendrement…

 

Source de l’image ici



Catégories :Une vie de Gaou

Tags:, , , , ,

24 réponses

  1. les gestes remplacent les mots. je comprends le vide et le manque que ce départ entraîne. Bon courage et merci pour ce texte qui est magnifique.

  2. Tu m’as fait monter les larmes aux yeux en lisant ton billet. Comme je comprends ce que tu ressens et exprimes. J’adore le moment gingembre 🙂
    Les gestes et le silence importent, mais les mots aussi. Ma relation avec ma mère est complexe aussi. Maintenant que j’ai trois filles je sais que ce n’est jamais simple entre mère et fille. Mais je regrette l’absence des mots d’amour dans ma relation avec ma mère. Je te souhaite plein de bonnes et belles choses. Hugs.

    • C’est vrai que les mots sont importants. J’ai des parents qui ne sont absolument pas expressifs quand il s’agit de sentiments et je suis pareille. je sais qu’ils m’aiment . Mais parfois on a besoin d’entendre ces choses ; c’est important aussi de parler pour ne pas rester sur des interpretations et des non dits. Mais ce n’est pas jours evident d’aller contre sa nature!
      Bises Evelyne 🙂

  3. C’est si joli… Si vrai…
    On ne dit pas, ne fait pas ces choses-là, … chez nous.

  4. Les embrouilles (je ne parle pas ici de conflits) entre mère et filles existent aussi entre père et fils et je l’ai vécu très durement.

    On attend des choses de son père (ou toi de ta mère) qui sont vitales à nos yeux mais qui n’arrivent jamais ou presque.

    Le plus souvent on ne lui dit pas car pour que cela ait de la valeur à nos yeux, çà doit provenir de lui.
    D’autres fois on lui dit mais il ne veut rien entendre par crainte que si on en parle les choses vont s’envenimer.
    Et il y a aussi des fois où le père nous dit qu’il ne peut pas donner ce qu’il n’a pas reçu lui-même soit parce que ce n’est pas de cette façon que les choses se faisaient dans son temps, soit parce que son père à lui ne lui a jamais donné.

    Quand mon père est décédé, une partie de moi était contente car j’étais enfin libéré de cette torture mentale mais l’autre était très triste car je perdais un père avec lequel j’avais tout de même des bon moments et qui faisait toujours ce qu’il croyait être le mieux.

  5. Très beau billet…

  6. J’ai eu les larmes aux yeux au paragraphe sur le gingembre. Que de discussions futiles j’ai pu lancer pour éviter de penser à l’inévitable, ce départ, ces adieux…

  7. Pfiou. J’imagine à quel point la distance t’as forgée.
    Cela fait 1 an qu’on accueille une maman comme la tienne, qui a laissé au pays, il y a 4 ans. son fils de 15 ans désormais. Pour tout ce que tu décris, et avec tout les sentiments que tu nous livres.
    Avec cette cousine/maman, ce sujet n’est également pas abordé. C’est trop… Juste trop. Et l’enjeu est qu’il faut que ça en ai « valu la peine ». Point. Sinon la douleur des années perdues serait abyssales.
    Parfois il n’y a pas besoin de dire je t’aime pour le savoir, vous vous le dites sans le dire depuis toujours.
    Bien du courage après ce départ.

    •  » la douleur des années perdues serait abyssales. » Cette phrase resume bien tout cela. On y pense pas on en parle pas parce qu’au final c’est bien trop douloureux de revenir sur toutes ces choses alors on avance en faisant l’autruce pour ne pas sombrer dans des regrets inutiles.
      Merci pour ton commentaire et du courage a cette maman que tu heberges ❤

  8. super touchant !
    « De toute manière, on ne dit pas ces choses-là chez nous ; on laisse la douceur de nos actes les murmurer tendrement… » C’est pareil du cote de chez nous…

  9. RHolala toi…. ❤️

  10. la douceur des gestes est déjà tellement parlante, vraie, belle. Après avoir profité, tu peux toujours lui écrire des mots. Ton texte est touchant. Je te le dis… et pourtant, on ne dit pas ces choses là chez moi.

  11. Je me retrouve beaucoup dans tes mots… J’ai une relation compliquée avec ma maman depuis quelques années. Le temps fait son oeuvre, la thérapie aussi. La vie nous force parfois à réaliser des choses. Chez nous non plus on ne parle pas. Mais je crois qu’au fond, on sait les choses…

%d blogueurs aiment cette page :